Céline Guarneri


Photo © Heaven Line

Ma précieuse soustraction

Pièce de théâtre

Résumé

À la veille de Noël, l'inspecteur Arthur Pastri et l'inspecteur Max Formay sont chargés d'enquêter discrètement sur la disparition d'un patient au sein d'un hôpital psychiatrique. Ils sont accueillis par le psychiatre de garde, l'énigmatique Docteur Pradoux. Dans un univers onirique et burlesque, les interrogatoires des patients se succèdent à un rythme effréné. Les confidences des personnes internées apportent à Arthur Pastri d'étranges réminiscences qui le conduiront à défaire les ficelles d'un présent inattendu : sa plus précieuse soustraction. Il suffit parfois de souffler sur quelques fragments d'espoir du passé pour allumer de nouvelles lumières...

Extrait

ACTE III, scène 1 - LA BEAUTÉ DES CHOSES

Arthur est seul sur scène, jambes dans le vide, assis sur une sorte de balançoire un peu en hauteur de la scène, comme un trapéziste. Il décachette l’enveloppe et entame la lecture de la lettre. Puis il la laisse tomber. Elle virevolte avant d’échouer sur la scène. Une voix de femme en fait la lecture. D’abord en coulisses, puis une femme arrive sur scène et déclame la lettre.

La voix : Je me souviens que mon professeur de littérature aimait citer Musset. Il répétait souvent, le regard perdu dans le vague, Qui aima jamais porte une cicatrice. Il y a tant de cicatrices que l’on ne voit pas. Surtout celles des blessures que l’on n’a pas infligées. Comment peut-on se souvenir de ce qui n’a pas été fait, de ce qui ne s’est pas passé avec plus de force que ce qui a eu lieu ?

La voix se tait. Arthur regarde la feuille et semble se souvenir peu à peu. Il interrompt la voix.

Arthur : Avec le cœur.

La femme qui arrive sur scène : Flaubert pensait que l’anticipation était la plus belle forme de plaisir. Et la plus assurée. Les choses qui nous arrivent nous déçoivent irrémédiablement tandis que les choses qui n’arrivent pas ne peuvent ni décevoir ni se ternir dans le souvenir. Elles restent gravées en nous avec une sorte de douleur optimiste. Elles nous soustraient quelque chose de précieux. Je ne sais plus comment c’est arrivé, mais tu es devenu la chose qui ne m’est pas arrivée. Tu es devenu ce bonheur qui m’a été enlevé. Les philosophes se trompent, Dieu n’est pas un grand horloger : c’est un comptable redoutable. Pourtant, toi moins moi, ça a donné quelque chose. Une chose qui, à son tour, est devenue précieuse. Tu ne m’as offert que la part de toi que tu ne voulais pas être. Ou que tu n’osais pas être. Qu’est-ce que j’étais censée faire avec ça moi ? J’ai d’abord choisi d’aimer. Ou plutôt de t’aimer. Et puis, avec le temps, j’ai choisi de me révolter, de te détester. Un bien inutile combat. Il me reste tous les souvenirs des moments passés ensemble. Mais les souvenirs, ça ne connecte pas aux choses et aux êtres. Ce sont juste les odeurs des choses et des êtres. Grâce à toi, j’ai découvert qu’il existait dans la rencontre une grâce et une violence qui lui survivent. C’est comme être au coin du feu avec le tricot de ses renoncements sur les genoux. On dévide la bobine sans craindre la muqueuse qui dévore les précieuses minutes. Nous ne sommes les uns pour les autres qu’une possibilité parmi d’autres. C’est du moins ce que tu te plaisais à me dire. Et moi qu’ai-je voulu démontrer dans tes bras ? Que je pouvais devenir TA possibilité ? J’ai voulu lier ma vie à tes fuites et à tes silences et aujourd’hui, elle est si bien ligotée à toi ma vie qu’il m’en faut des présences, des bruits partout, des assiduités qui finissent quand même par se dissoudre, pour faire de ton absence quelque chose qui tienne entre les mains.

Arthur (la balançoire descend, Arthur se retrouve sur scène face à la femme) : Mes paupières ont créé un nouvel univers dans lequel tu ne pouvais pas me suivre. J’ai essayé de me donner au bonheur de toute ma chair. Je le jure. Je ne cherchais ton prénom sur les lèvres des autres que pour le taire sous les miennes.

La femme : J’ai attendu que tu me prouves que j’avais tort de penser que tu représentais tout ce que je détestais.

Arthur : Que veux-tu dire ?

La femme : Je voudrais que tu me démontres que tu représentes tout ce qui me manque. Que je suis ta précieuse soustraction de la même façon que tu es ma précieuse soustraction.

Arthur : Je t’ai brisé le cœur.

La femme : Tu as fait bien pire. Tu m’as excisée mentalement et affectivement. T’aimer à la longue, c’était comme respirer en étant suspendue à d’autres poumons que les miens.

Arthur : Je t’ai tout donné. Tout ce que j’ai pu.

La femme : Heureusement que les restos du cœur ne comptent pas sur toi alors !

Arthur : Je t’ai écrit de belles lettres.

La femme : Un crime postal de plus.

Arthur : Je ne savais pas où j’allais. J’étais perdu. Tu m’as bouleversé, tu m’as renversé. Je ne sais d’ailleurs toujours pas aujourd’hui où je vais.

La femme : Dis-moi quand même où tu vas pour que je sache qu’il ne faut pas que j’y aille. Et c’est une voiture qui t’a renversé le jour où je t’ai attendu des heures sur les quais. Ma valise posée sagement à mes pieds, j’en ai vu défiler des branches sur l’eau. La nuit est tombée, il faisait froid. Quand les premiers flocons sont tombés, j’ai compris que tu ne viendrais pas.

Arthur : J’étais dans le coma ! Je ne pouvais pas t’appeler. Et à mon réveil, j’avais oublié que tu m’avais attendu. Mais crois-moi ou pas, quand je m’en suis souvenu, ça a été d’une telle violence que j’aurais préféré être fauché sur le champ par un bus.

La femme : Tu n’as rien fait pour me retrouver ?

Arthur : J’avais honte. Et Soline voulait un enfant. Je n’ai jamais voulu te faire du mal.

La femme : Tu viens de le dire le mal. Il a pour nom lâcheté. La violence extrême ne frappe pas, ne hurle pas, elle parle. Puis elle abandonne les mots qu’elle a prononcés. Tes mots d’amour mort, j’en ai eu sur les bras plus que dix portées de chiots. J’aurais aimé à ce moment-là trouver une pierre magique à laquelle on raconte ses malheurs jusqu’à ce qu’elle éclate et sauve ainsi celui qu’elle a écouté. Il y avait toujours l’autre, cette autre qui ne m’avait rien fait mais que je détestais. Il y avait la peur de te perdre, la peur de te chercher au matin quand on a encore toute la nuit dans les veines et que l’haleine fleure bon l’ivresse du sommeil. Il y avait aussi le désir de tes étreintes, de tes caresses, lorsque tu me saisissais aux hanches pour t’abîmer en moi. Et toutes ces poésies que tu me récitais, dans quelles autres oreilles se sont-elles endormies ? Tu craignais toujours que l’on croise tes collègues et que je leur avoue quel homme sensible tu es, bien au fond, sous l’uniforme.

Arthur : Je ne t’ai donc laissé aucun bon souvenir ? Rien qui ne soit devenu souffrance ?

La femme : Non, rien. J’ai tenté de me guérir à grand renfort de calmants et d’amants, mais à quoi sert un pansement sur un puits de pus ? Vient alors le temps de la solitude. De cette solitude qui nous vide d’attentes et de désertions jusqu’à nous déserter nous-mêmes. Dieu que j’ai été seule toute ma vie ! À tel point que la lumière et l’espace se confondaient. Il n’y avait plus d’horizon. Plus de lieux où la vie passe sans nous soumettre ses énigmes douloureuses.

Arthur : J’ai ressenti ça aussi tu sais. Tu as toujours été ma retraite secrète. Lorsque Soline me reprochait de me renfermer sur moi-même, j’étais avec toi. Dans les moments difficiles ou joyeux, tu as été cette quiétude intime qui reste à l’écart des heures, au plus proche des battements du cœur. (Il montre sa poitrine, frappe son poing dessus) Tu es là, tu l’as toujours été, tu le seras à jamais. Je te porte en moi.

La femme sort de scène. Une sorte de brume envahit la scène. Arthur erre sur la scène au milieu du brouillard en criant.

Arthur : Paulina ! Paulina !

Musique de Nancy Sinatra Bang Bang